La vie n’est pas tendre pour
Michou, petit bonhomme intelligent, doué et sensible
qui vit avec sa maman dans un petit appartement parisien, en cette
année 1918. Son papa est mort à la guerre, il n’en
reste plus qu’une photo, et la maman en bave pour joindre
les deux bouts du foyer, ceux du gosse et ceux de sa propre vie.
En effet, ce n’est pas drôle, d’être paria
dans son propre quartier. De se faire régulièrement
agresser par la harpie du rez-de-chaussée, dont le mari
est îlotier, bien planqué durant ces quatre années.
Pas drôle d’entendre murmurer derrière son
dos chaque fois qu’on sort, sentir le regard peu amène
des mégères du secteur. Et tout ça pourquoi
? Parce qu’il y a façon et façon de mourir
à la guerre. La manière héroïque, sabre
au clair et poitrail en avant, un drapeau dans une main et le
chassepot dans l’autre. Et celle des lâches, comme
ils disent, en refusant de retourner à l’abattoir.
Et là, c’est dos au poteau, les deux mains attachées
dans le dos et douze balle dans la peau.
Un beau soir, c’est la goutte d’eau, la harpie du
rez-de-chaussée agresse la maman une fois de trop, et c’est
l’engrenage : la maman réplique, et la harpie appelle
le mari, qui appelle les flics, qui placent la maman dans un asile
et le gosse à l’orphelinat, où on lui offrira
une nouvelle coiffure et plus d’enfance.
Qu’est-ce qu’il vous reste quand vous n’avez
plus rien ? Pas grand-chose. Même plus la photo
d’un papa parti trop tôt, et une maman perdue dans
les limbes. Sauf quelques souvenirs, ceux de la maman qui répétait
que si le papa était mort, c’était pas la
faute des Boches, mais bien celle d’un seul et unique salaud,
le Général Des Gringues. Celui-là même
qu’en ces temps d’armistice et de grippe espagnole,
on adule et décore. Quand on n’a que sa cervelle
et trois copains va-de-la-gueule, on est prêt à tout
pour tenter l’expédition punitive. Et quand les Parisiens
commencent à tomber comme des mouches de la méchante
grippe, on se déplace de plus en plus facilement. Faut
qu’il paye, le Boucher des Hurlus.
A partir d’éléments autobiographiques,
armé de son style et de sa hargne, Jean Amila compose
un polar déroutant, qui nous renvoie à nos démangeaisons
crâniennes pour ce qui est de l’enfermer dans un
genre ou un autre. S’agit-il d’un polar ? Après
tout il s’agit de vendetta, mais outre l’absence
de truands, à part chez les flics, les curés et
les patrons d’orphelinats, sans oublier les militaires
et même les politiciens, le récit se déroule
loin de nos bas-fonds habituels. Et selon une structure plus
proche de ce qu’on nommera plus tard le road-movie que
de la course-poursuite. Sans parler de nos héros.
Des héros de cet âge, généralement,
ça tourne vite au téléfilm de télévision
publique, avec casting enfantin à base de rejetons d’acteurs
célèbres et option de rediffusion perpétuelle
sur le satellite. Où au Marcel Pagnol tendre émouvant.
Pourquoi pas des retrouvailles humides avec la maman au dernier
chapitre, ou la rencontre avec un nouveau Monsieur Vitalis ?
Ce serait sans compter la vision garantie sans sucre de Jean
Amila, pour qui les salauds, ça existe. Et un peu partout,
encore. Et face aux salauds, les gosses apprennent vite les
règles du métier, les ficelles de la survie en
milieu patriotique. Les mômes apprennent à dire
« oui monsieur le curé », « merci madame
la douairière », mais aussi à rouler les
boulangères nigaudes et les pions d’orphelinat,
jusqu’à se faire nourrir par une bordée
de putes au grand cœur et offrir une visite guidée
des champs de bataille par quelque officier corniaud. L’enfance
n’est pas innocente. Comment l’être à ce
moment ?
Le projet vengeur qui naît dans les petites têtes
jaunes n’est rien d’autre que rodomontades de cour
de récré, mais dans une époque où
tout devient possible, avec des exécuteurs dont l’âge
permet presque tout, moralement et intellectuellement. Jugé
et condamné, le Boucher doit payer.
A l’aide d’une invention stylistique de tous les
instants, d’un mélange vif et concis de drôlerie
et de méchanceté pure, Amila recrée à
la fois la langue de l’époque et le raisonnement
enfantin, le vrai, pas celui des publicités de tous temps.
Des enfants, ça joue à la guerre, ça joue
à la mort, ça se bat et ça se jure haine
éternelle à chaque récréation. La
tendresse et l’amour, c’est pour maman, et maman
est aux abonnés absents. Ces coulisses de la guerre sonnent,
elles sonnent vrai et cru, elles sentent, elles empestent, la
teinture d’iode et la maladie qui décime les rues.
Les gosses comprennent une partie des choses, mais peut-être
la plus importante, tant les adultes eux-mêmes semblent
désemparés, prêts à appeler
leur propre maman.
Le parcours des quatre enfants rappelle les meilleurs passages
de Céline, entre scènes de rue et arrières-boutiques,
restaurants bondés et trains surchargés. Amila
braque huit petits projecteurs sur les hommes et les femmes
de l’apocalypse, d’un temps où l’on
est déchiré entre l’angoisse de l’absence
du mari, la mort du frère, la perte de l’enfant
et la certitude que la toux du voisin n’a plus rien d’un
rhume. Avec les discours lénifiants des pouvoirs en place,
gloire aux héros et honneurs aux martyrs.
Vue par quatre gosses, la guerre n’a rien de séduisant.
Inébranlables, durcis et rendus presque insensibles,
ils contemplent le monde des adultes réduit en miettes,
et les apparences du pouvoir et de l’organisation sociale
ramenées à l’état de vieux costumes
de cocottes, élimés et bouffés aux mites.
Il faut lire Amila avec Barbusse et Dorgelès, entre autres,
dépoussiérer les monuments aux morts et peut-être
même en construire d’autres, ceux des oubliés.